De la servitude volontaire…

Librement inspirée du roman de George Orwell, cette pièce s’éloigne néanmoins de la problématique totalitaire pour se concentrer sur la valeur de la vérité dans un monde obnubilé par sa puissance. On y retrouve les personnages de Winston, Julia et O’Brien mais l’univers a changé : l’ordre n’est plus celui des régimes totalitaires, brutaux, absurdes, inefficaces du XXe siècle, il s’est raffiné, use d’arguments philosophiques et en appelle à un certain progrès, à une modernité post-humaniste entièrement tournée vers l’innovation technologique.

Dans cette perspective, la raison n’a plus besoin de vérité, il faut tourner la page du vieux monde et adhérer sans état d’âme aux choix radicaux de la nouvelle Démocratie.

La pièce qui se veut une joute politique, intellectuelle, pousse le curseur de la civilisation vers ce post-humanisme (certains parlent de transhumanisme) en pointant la faiblesse et l’archaïsme des arguments mis en avant par les défenseurs de la vieille humanité. Elle joue des contradictions du monde moderne, à la fois assoiffé de gadgets et de technologie, prompt à investir dans le tout artificiel, et glorifiant haut et fort les biens naturels, le prestige culturel ou les grands penseurs de l’Histoire.

O’Brien, la voix du gouvernement, est convaincu que la civilisation humaine peut désormais s’extraire d’une réalité tangible et tragique qui l’entrave dans sa marche en avant. Il lui préfère une certaine virtualité qui certes ne représente pas la vérité mais qui permet justement à l’homme de s’en libérer et de ne plus en supporter le fardeau.

Winston qui vit la réalité du monde au quotidien sait que ce discours n’est que croyance et imagination. Le déphasage entre les harangues et les faits est tragique il nous rappelle les distorsions du monde actuel dénoncées par tant de sociologues. L’actualité regorge en effet de vérités qui n’en sont pas et, bien souvent, ceux qui s’en alarment sont accusés de propager des « fake-news ». Les médicaments nous soignent, les vaccinations nous sauvent, l’école est égalitaire, la lutte contre l’évasion fiscale est efficace, les contrôles automatiques nous protègent, la concurrence est libre et non faussée et l’état d’urgence nous abrite du terrorisme…

Initialement, la pièce reprenait la trame du roman d’Orwell. Elle n’avait pour objectif que de confronter le spectateur à une situation de torture psychologique et physique. Il s’agissait de plonger le spectateur dans l’horreur quotidienne vécue par des millions de terriens, par les minorités, les migrants, les exclus et tous ceux qui ont le malheur de s’opposer aux puissants, que ce soit en Afrique, en Iran, en Birmanie, aux USA, en Syrie, en Arabie, en Chine, en Russie ou aux portes même de l’Europe…. Dans la pièce originale, la violence était censée réveiller les consciences. A cette époque, nombre d’artistes usaient en effet de la provocation ou de la froideur des faits pour alerter leurs congénères. Les adaptations de 1984 (films, téléfilms, pièces, comédies musicales) présentées jusque là avaient cet objectif de choquer les spectateurs, jusque récemment, à Broadway en 2017.

Il me semble néanmoins que les choses ont pris, depuis l’entrée dans le millénaire, une toute autre tournure : les états totalitaires ne font plus défiler leurs armées au pas de l’oie, ne collent plus leurs slogans ou les portraits des leaders en façade des immeubles, ne gesticulent plus devant des masses uniformisées.... Les puissants qui règnent désormais sur le monde usent des médias, des intellectuels et des artistes eux-mêmes, pour gouverner les foules et orienter les opinions. Il s’agit de convaincre plutôt que d’imposer et l’efficacité n’en est que plus impressionnante. La foule n’est plus contrainte mais séduite, construisant elle-même les murs de sa prison. C’est la servitude volontaire, version 8.4 !

C’est pourquoi j’ai décidé de reprendre l’écriture de cette pièce en remplaçant les scènes de torture par une controverse. Le spectateur n’est plus pris à parti, il devient acteur du débat, juge de la valeur des arguments proposés, se faisant ainsi sa propre opinion : vaut-il mieux une fausse vérité agréable à entendre, apte à créer un enthousiasme et un dynamisme consensuels ou, au contraire, une vérité froide, tragique et déprimante, mais bien réelle ?

Dans sa forme, la pièce renvoie ainsi à « La Controverse de Valladolid » ou au « Souper », pièces dans lesquelles le débat entre deux personnages cristallise un moment clé de l’histoire humaine. Trouvera-t-elle une troupe suffisamment audacieuse pour s’incarner un jour sur scène avec la même puissance ?

Ellida WANGUE

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